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Marins dans les étoiles

Citation atelier d'écriture en ligne : Semées sur la toile, les étoiles, accrochées là comme des gouttelettes blanches tombées du pinceau.

Texte par une participante anonyme. Un périple entre père et fils, où se mêlent beauté et mélancolie. Avec les étoiles pour seules guides… Un texte plein d’émotions, qui serre le coeur autant qu’il redonne espoir.


« Es-tu quelque part là-haut ? »

La question lui brûlait les lèvres. Le marin les pinça plus fort, préférant se perdre dans la
contemplation de la toile nocturne plutôt qu’affronter son chagrin. Ce soir, le ciel s’étalait jusqu’à
l’horizon comme l’oeuvre picturale d’un géant, sorti du néant à grands coups de pinceaux maladroits. Du bleu, du noir, du rose, là où les derniers rayons du soleil réchauffaient encore la nuit naissante. Et,
semées sur la toile, les étoiles, accrochées là comme des gouttelettes blanches tombées du pinceau.
Sans s’en apercevoir, le marin cherchait l’étoile la plus brillante. Ce n’était ni la nuit la plus jolie à
laquelle il avait pu assister, mais de loin la plus pesante. À moins que la cause de la boule qui lui nouait
la gorge fut sa solitude ?

Pourtant, il n’était pas seul. Minuscule sous la couverture de laine, recroquevillé sur le rocher où
ils s’étaient arrêtés près du lac, le petit garçon le fixait de ses grands yeux bruns. Très larges sur son
visage tout en rondeur, ils trahissaient la tempête qui faisait rage derrière son front trop haut. Le même
que celui de son père, que celui-ci dissimulait sous la casquette qu’il enfonçait jusqu’aux oreilles et ses
cheveux sombres. Quelque chose dans l’intensité du regard de l’enfant mit le marin mal à l’aise : il
gratta sa joue rendue rugueuse par sa barbe naissante. À quand remontait sa dernière toilette ? Son
dernier repas – pas ces écoeurantes conserves de haricots qui alourdissaient son sac de toile, non, un
véritable repas, qui tient au corps et réchauffe le ventre ? Il ne savait plus.

« Est-ce qu’elle est là-bas ? »

L’enfant le fixait sans ciller et attendait une réponse. Le marin vit sa tristesse derrière la tempête.
Il s’agenouilla devant lui, tapota le haut de son crâne d’un geste bourru. Peu habitué à prodiguer de
l’affection. Surtout depuis qu’elle n’était plus là.

« Non, bonhomme », répondit-il d’une voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu. « C’est plus que toi
et moi, maintenant. »

Le petit garçon hocha gravement la tête comme s’il comprenait l’ampleur de cette déclaration.
Puis il se tourna vers le lac, frissonna en contemplant la vaste étendue d’eau noire, dense, qui semblait
engloutir la lumière sans plus la laisser s’échapper. En plissant les yeux, peut-être pouvait-il croire
distinguer les contours d’une île lointaine. Un havre de paix, loin de la douleur, de la violence et des
larmes.

Encore quelques heures, et ils auraient atteint leur destination, malgré la fatigue qui leur sciait les
jambes et le chagrin comme fardeau. Le marin tapota une nouvelle fois la tête du garçon. Jamais
l’enfant n’avait demandé pourquoi ils étaient partis. Et quelque part, le marin était soulagé de ne pas
avoir à lui expliquer. Pourtant loin d’avoir l’âme d’un poète, il rechignait à salir l’innocence du garçon
en lui décrivant l’horreur du monde. Cela le rattraperait bien assez tôt.

Alors il se releva, traîna la barque vers la rive, comme les forçats traînent leurs fers. Le bateau
traça de profonds sillons dans la vase, le marin espérait que personne n’y prêterait attention ou
n’aurait l’idée de se lancer à leur poursuite. Comme s’il percevait son inquiétude, le garçon trempa le
bout des doigts dans l’eau et la retira aussitôt :

« C’est tout glacé ! »

Oui, songea le marin avec un dernier regard derrière lui, là où commençait la plaine, rougie par
les massacres, noircie par les cendres. Nous serons en sécurité, là-bas.

Il souleva le garçon sans effort et poussa la barque jusqu’à ce que sa coque effleure la surface de
l’eau. Il s’y hissa à son tour, empoigna les rames, et commença à ramer.

D’imperceptibles ridules naissaient dans le sillage de la frêle embarcation, très vite avalées par
l’obscurité. Seule la lumière de la lune guidait le marin, s’accrochait à ses cils perlés de larmes ou de
sueur. Il baissait le visage pour éviter que l’enfant ne soit témoin de sa faiblesse, jusqu’à ce que celui-ci
ôte délicatement sa casquette et effleure sa joue humide. La gorge nouée, le marin resta silencieux.

« Sois pas triste, P’pa. Regarde comme c’est tout joli ! »

Le marin suivit des yeux le doigts que levait son fils vers les étoiles. Il étouffa un sanglot en
repérant enfin celle qu’il avait longtemps cherchée, scintillante comme un soleil, quelque part entre
l’infini du ciel et l’horizon. Celle qu’il avait souvent admirée les nuits d’été, étendu dans le petit jardin
derrière leur maison. Il se rappelait de tout. La fraîcheur de l’herbe grasse dans son dos, la chaleur de
son bras contre le sien, et le parfum enivrant de ses cheveux roux. L’étoile chassait les cris, les images,
les regrets. Le marin déposa sa casquette sur la tête de son fils. Trop grand, le couvre-chef lui masqua
les yeux et il ne vit que son grand sourire.

Oui, tout irait bien.

Et le bateau poursuivit sa route, glissant sereinement sur le lac argenté par la lune vers les
terres noires qui s’étendaient devant eux, là-bas.

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